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«Déodat Roché...»
Chapitre I, deuxième partie (La géographie intellectuelle)
 

Déodat Roché

Jean-Philippe Audouy




Extrait du livre :

Déodat Roché - Le Tisserand des Catharismes
de Jean-Philippe Audouy
collection Mémoires du Pays Cathare


LES MOISSONS DE L'EXISTENCE
La géographie intellectuelle


Déodat Roché a grandi dans un contexte bien particulier. Tout homme est l'image, plus ou moins nette, de son époque. Déodat Roché la traduisit, à sa manière, dans sa pensée, ses actes quotidiens. L'histoire de Roché ne peut se séparer de deux grands thèmes. Ils l'accompagnèrent, fidèlement, pendant toute sa vie : le catharisme et l'ésotérisme.

Avant de partir sur les sentiers de sa biographie, mieux vaut connaître le paysage intellectuel. Déodat Roché souffla les bougies de ses vingt ans en 1897. Il étudia, il apprit, il écouta, il réagit, il questionna le monde, en perpétuelle gestation. Quelle est la situation ?

La papauté croise le fer avec les gouvernements français ; la IIIe République a, avec notamment les lois scolaires de Jules Ferry, initié une politique de laïcisation. Les établissements congréganistes durent s'y soumettre. En 1901, la loi sur les associations stipule qu'«aucune congrégation ne peut se former ou exister licitement sans une autorisation donnée par une loi qui doit déterminer les conditions de son fonctionnement ...». En 1902, en application de la loi du premier juillet 1901, Emile Combes fit fermer 3000 écoles non autorisées et en fit expulser les soeurs. À sa demande, la Chambre rejeta en bloc, en 1903, les demandes d'autorisation. En 1904, une nouvelle loi fut votée ; interdisant aux congrégations «l'enseignement de tout ordre et de toute nature», elle laissa dix années à celles-ci pour fermer leurs écoles ; le divorce devint inévitable. Il eut lieu le 9 décembre 1905. La loi de 1905 rompait avec le concordat de 1801. L'État, assurant pendant quatre ans ses subventions, retirait ses aides aux ministres du culte. Les biens ecclésiastiques furent alors transférés à des associations culturelles. La papauté ne supporta pas ces décisions. L'encyclique Vehementer, en février 1906, condamna cette loi et interdit associations culturelles et mutuelles ecclésiastiques. La papauté se montra, à maintes reprises, intransigeante. Elle mit à l'index des choix de société. L'encyclique Quanta Cura accompagné du Syllabus, «catalogue des principales erreurs de notre temps ...», en 1864, condamna aveuglement le naturalisme, l'indifférentisme en matière religieuse, le libéralisme et le socialisme.

Deux volontés, deux dogmes s'affrontaient en ce début de siècle. La jeunesse, terre de convoitise des deux "partis", fut entraînée dans ce tourbillon. Deux voies s'offraient à elle.

Certains préféraient privilégier une vie spirituelle intense. Empreints d'une foi profonde, ils multipliaient les pèlerinages (Lourdes depuis 1858 ...). La figure de Ste Thérèse de l'Enfant Jésus dominait la vie spirituelle de cette fin du XIXe siècle. La carmélite de Lisieux décrivit dans son livre Histoire d'une âme (1897) une foi simple, portée uniquement par un sincère amour de Dieu. Sa mort déclencha de grandes vagues de processions pieuses. L'étranger ouvrit aussi ses portes à cette foi missionnaire. À l'exemple d'un Charles de Foucauld, nombreux furent les femmes et les hommes à quitter leur pays afin d'apporter la Parole de Dieu dans les colonies ou protectorats. Dans l'adversité politique, la piété se renforça.

À l'inverse, le rationalisme offrit une nouvelle voie intellectuelle à la jeunesse. Le Positivisme d'Auguste Comte, n'admettant comme vérité que les faits démontrés par l'expérience et relevant le prestige de la science, inaugura ce déchaînement incessant contre la religion. La science, salvatrice, source du progrès moral et matériel, devait apporter des réponses précises à tous les mystères de la foi. Toute une génération s'abreuva à la fontaine de la Raison. Abel Hermont rapporte que «l'irreligion est presque unanime rue d'Ulm où les deux ou trois pratiquants sont traités de tartuffes 67». Ce matérialisme inspira les théoriciens politiques. Le socialisme tira à boulets rouges sur le phénomène religieux :

«Assez longtemps, pour tromper la faim prolétarienne, on vous a fait manger du prêtre ... C'est à l'assaut de l'ordre capitaliste que nous concentrons désormais tous nos efforts ... 68

Ces divers paradigmes du rationalisme ont séduit une frange importante de la jeunesse française. Ils ont rejeté une foi, la Religion, les Églises. Ils ont, interpellant Religion et Science, interrogé la conscience collective : ont-elles un avenir en commun ?

Entre science et religion, entre raison et foi, l'ésotérisme étend ses connaissances. Déodat Roché, déchiré par l'ampleur d'une crise religieuse générale, a-t-il trouvé en cet ésotérisme une voie vers l'apaisement spirituel ? Tout d'abord, essayons de définir brièvement ce qu'est l'ésotérisme. Communément, il est perçu comme une religiosité latente, réservé à des personnes à part. Le mystère, le secret, forment le décor de ce vaste ensemble de croyances. L'étonnement vis-à-vis des ésotéristes vient du mot en lui-même. Que de superstitions ! Que d'ignorances ! L'ésotérisme désigne l'enseignement réservé, à l'intérieur d'un groupe, d'une école, à des disciples choisis. Cette discipline est donc de nature ambivalente. Elle ne veut point exclure mais réserve ses enseignements à un cénacle restreint. Chaque école a un secret, détient une Vérité qu'elle dévoile uniquement à ses initiés.

«L'ésotérisme est l'aspect spirituel du monde, inaccessible à l'intelligence cérébrale» écrit R. Schwaller de Lubicz 69.

Le dessein ultime de l'ésotérisme reste la connaissance. L'ésotériste tend à la perfection, au progrès. Il doit construire son "propre Temple intérieur". Il sait, néanmoins, comme lui rappelle le philosophe qu'il sait mais qu'il ne sait rien. Son travail n'a pas de fin ; il est perpétuel.

L'ésotérisme s'est construit des méthodes de perfectionnement. Il utilise, principalement, le symbole. Le symbole est la superposition d'une ancienne Tradition sur des Idées supra-sensibles.

«Il est fréquent de dire, après Littré, que symbole provient du latin symbolum, une marque convenue avec l'idée de mettre ensemble. On appelait symbole chez les Grecs les paroles, (...). C'est une figure ou image employée comme signe d'une chose. Le symbolisme est alors l'état de la pensée et de la langue dans lequel les dogmes ne sont exprimés que par des symboles, alors que la symbolique, ensemble des symboles propres à une religion, à un peuple, à une époque est une science qui expose ces symboles, qui cherche à en pénétrer le sens. Littré ajoute encore sur la symbolique : «Système qui considère les religions polythéistes comme une collection de signes ou de symboles, sous lesquels se trouvent enveloppées des vérités naturelles, physiques, morales ou historiques, philos». Ainsi, la symbolique est l'ensemble des relations et des interprétations afférent à un symbole, alors que le symbolisme définit une école théologique, philosophique mais aussi la capacité d'une image ou d'une réalité à servir de symbole 70

Mais l'ésotérisme a étendu ses moyens de perfectionnement. L'ésotérisme se décline en alchimie, en spiritisme, en chamanisme, en théosophie, en kabbale ... Si cette discipline se compose de plusieurs visages, elle ne poursuit qu'un seul but : la plénitude de l'être humain.

«À partir de 1880, le succès fut si grand que les tenants de l'ésotérisme se mirent en quête d'un statut officiel dans les sociétés occidentales tout en poursuivant leur recherche de légitimation scientifique 71

Les hommes de cette fin de siècle furent plus ceux d'un pseudo-ésotérisme que d'une pure réflexion symbolique. L'ésotérisme occupait la place publique. De nombreux hommes politiques ne cachaient pas leur appartenance à des loges maçonniques. L'occultisme n'occultait pas sa présence. Les pourfendeurs d'ésotérisme contribuaient, aussi, à maintenir sa publicité. Léo Taxil (1854-1907) publia des listes de maçons dans des revues catholiques. Il peignit ses anciens frères comme des adorateurs de Satan. Les caricatures foisonnaient alors sur les loges maçonniques. Tel dessin représentait un maçon, coiffé d'un chapeau noir, portant une longue cape noire et menaçant l'innocent passant d'un inquiétant couteau. Tel autre dessin les caricaturait dansant ou mimant des gestes rituelliques autour d'une statue de Belzébuth, veau d'or des temps modernes. Bref, la France n'ignorait pas l'existence des courants ésotériques. Le pape condamna la Franc-maçonnerie (encyclique humanum Genus de Léon XIII).

La franc-maçonnerie, luttant contre le cléricalisme, servit-elle à combler le vide spirituel généré par la coupure avec la papauté ? En 1877, elle renonça à l'obligation de croyance au Grand Architecte de l'Univers (G.A.D.L.U.). Elle accueillit, néanmoins, les gens de toutes confessions. Elle voulut donc, en ce début du XXe siècle réagir aux décisions papales et proposer un contre modèle laïco-spirituel à une société pluri-séculairement catholique.

Le milieu de l'ésotérisme connut, ombre noire au tableau, des dissensions en son propre sein 72.

La théosophie incarne le premier entendement de l'ésotérisme. Cette doctrine recherche, comme son nom l'indique, la sagesse divine omniprésente dans le monde extérieur et dans l'homme. La société théosophique, fondée en 1875 par Helen Petrovna Blavatsky, développa des pratiques tendant à l'accès à la Sagesse. Des femmes ont principalement soutenu le développement de ce que René Guénon résumait d'une phrase lapidaire : «la doctrine officielle du théosophisme n'est en somme qu'un mélange confus de néo-platonisme, de gnosticisme, de Kabbale juive, d'hermétisme et d'occultisme 73».

Pensons à A. P. Sinnet ou Annie Besant. La théosophie, spiritisme occidental, manifeste un orientalisme originel. La Sagesse vient d'Asie.

«Nous nous trouvâmes en rapport avec certains hommes, doués du pouvoir si merveilleux et de connaissances si profondes, que nous pouvons véritablement leur donner le titre de Sages de l'Orient. Nous prêtâmes une oreille attentive à leurs enseignements, et ils nous montrèrent qu'en combinant la science avec la religion on peut arriver à démontrer l'existence de Dieu et l'immortalité de l'esprit humain comme on démontre un problème d'Euclide 74».

La théosophie rejette tout dogme religieux. Aucun n'est au-dessus de la vérité. L'homme, maître de sa destinée, occupe une place centrale. La société théosophique se présente comme une aide, comme une voie vers la réalisation humaine. La cosmogonie, les corps subtils, la réincarnation, le yoga ... en sont les outils 75.

Le discours théosophique aspirait au millénarisme. Il parlait de l'avènement d'une nouvelle société, meilleure, un "noyau", réservée aux initiés. Cette civilisation à venir proclamera la réalisation d'une vertu nouvelle : la Fraternité.

La société théosophique se mua en héraut d'une laïcité universelle, se transforma en immense messager d'espoir pour tous les opprimés.

Le néo-occultisme, seconde voie de compréhension de l'ésotérisme, répéta, souvent les thèmes de la théosophie. Ce mouvement ressemble à une grande nébuleuse où graviteraient dans une interdépendance inextricable diverses familles de l'ésotérisme. Cependant, toutes poursuivent le même idéal : chasser le matérialisme.

Eliphas Levi (1810-1975), cet ancien prêtre, fut à l'origine du néo-occultisme.

«Le mage Eliphas Levi, inspirant un large courant de pensée jusqu'à la première guerre mondiale, affirma détenir la clef des correspondances entre toutes les branches de l'occulte avec la langue universelle de la Kabbale, du tarot, et de la numérologie traditionnelle. Il reconstitua un cosmos symbolique, inspiré de la Renaissance, mais sans son éducation, où l'homme retrouvait le chemin du ciel et de la nature ... 76».

Le docteur Encausse dit Papus (1865-1916) réfléchit dans le sens donné par Eliphas Levi. Ce médecin, fécond auteur (260 titres) créa divers groupes d'études : l'ordre martiniste (1891), le groupe indépendant d'études ésotériques. Grand maître de l'Ordre de Menphis-Misraïm (1908), président de l'Ordre kabbalistique de la Rose-Croix, Papus se référa principalement à son "maître intellectuel", Saint-Yves d'Alveydre (1842-1909) et à son "maître spirituel", Maître Philippe (1849-1905). La pensée de Saint-Yves d'Alveydre réaffirmait les thèses de la théosophie. Il développa la théorie politique de la synarchie, forme de gouvernement général de l'Europe :
1e - Le conseil européen des États nationaux (représentation de la vie politique et juridique, l'Équité et la Justice).
2e - Le conseil européen des Églises nationales (représentation de la vie religieuse et intellectuelle, la Sagesse et la Science).
3e - Le conseil européen des communes nationales (représentation de la vie économique, la Civilisation et le travail).

La fin du XIXe siècle insista continuellement sur la nécessité d'une nouvelle civilisation fondée sur des bases spirituelles. Rejet de l'évolution du monde, méfiance viscérale envers le matérialisme, le mouvement ésotérique (dans son ensemble) projeta, comme un moyen d'évasion, des schémas sociaux à venir.

Le martinisme ne dérogea pas à cette règle. Cette obédience maintint une image christique. Papus, dans ses écrits, fustigea ses adversaires, athées ou hommes du clergé. Ce sont les "matérialistes athées du Grand Orient de France", les "cléricaux", «toutes les sociétés et tous les individus qui combattent le Christ et cherchent à diminuer son oeuvre, ouvertement ou occultement». Papus a hérité des pratiques de son grand maître : kabbale, illuminisme, hermétisme... le docteur Encausse entendait résoudre le problème de la Raison et de la foi. La science, telle qu'elle était perçue par l'ordre martiniste, s'intégrait à la Foi dans un processus de recherche de la Lumière, de progrès continu, de quête de la pureté. Papus gardait une haute conception de son rôle et de celui de son ordre. Le martinisme manifestait un besoin de moralité, d'un retour à la tradition.

«L'Ordre est dans son ensemble et surtout une école de chevalerie morale, s'efforçant de développer la spiritualité de ses membres par l'étude du monde invisible et de ses lois, par l'exercice du dévouement et de l'assistance intellectuelle et par la création dans chaque esprit d'une foi d'autant plus solide qu'elle s'est lancée sur l'observation et la science. Le Martinisme constitue donc une chevalerie de l'altruisme opposée à la ligue égoïste des appétits matériels, une école où l'on apprend à ramener l'argent à sa juste valeur de rang social et à ne pas le considérer comme un influx divin, enfin un centre où l'on apprend à rester impassible devant les tourbillons positifs ou négatifs qui bouleversent la société ! Formant le noyau réel de cette université vivante qui refera un jour le mariage de la science sans division avec la Foi sans épithète ... 77».

L'anthroposophie revendiqua, comme le martinisme, son attachement au Christ. Rudolf Steiner a créé ce mouvement en 1913. Cet autrichien (1861-1925) écrivit une des plus belles pages de l'histoire de l'ésotérisme. Dès l'enfance, Rudolf Steiner manifesta des capacités métaphysiques. Il eut des visions. Étudiant, il réfléchit sur des oeuvres de Goethe avant de rencontrer Nietzche au couchant de sa vie. Il devint ensuite professeur à l'Université populaire de Berlin. Il quitta ses fonctions pour créer la société anthroposophique. Il consacra alors toute son énergie à ce mouvement. Il fonda le Johannes-Bau qui prit le nom plus tard de Goetheanum, maison-mère, située à Dornach en Suisse.

La pensée de Rudolf Steiner mériterait largement une thèse universitaire. Sa complexité nécessiterait une attention soutenue. Il est certain que nous ne pouvons pas synthétiser l'oeuvre steinerienne en quelques lignes. Mieux vaut y poser un regard historique et analyser les caractères essentiels de sa réflexion.

Rudolf Steiner dénonça, comme les autres groupements ésotériques, le matérialisme et l'inadéquation de la science de l'époque et de l'esprit humain ; il pensa un système permettant l'osmose entre science et foi. Ce fut la Science spirituelle. Des méthodes scientifiques modernes devaient mener l'homme à une meilleure connaissance de son esprit. Il inventa de nombreuses pratiques : outre des moyens "classiques" comme "l'observation de l'observation", la vision, l'introspection, l'anthroposophie proposa des voies originales : l'eurythmie, la pédagogie curative, l'agriculture bio-dynamique. Il se créa donc autour de Steiner et de sa pensée tout un mode de vie.

«Connaître l'esprit, pour lui, c'est conduire la pensée au-delà des limites qu'on lui assigne, et la science, entre les mains des savants, qui, abdiquant toute responsabilité morale, devient un instrument de mort (...) il faut vaincre le matérialisme, et le vaincre dans la pensée. L'arme, c'est la connaissance directe de l'esprit 78».

La méthode anthroposophique d'une réalisation spirituelle trouve sa source en le Christ. L'anthroposophie se déclare chrétienne. N'est-elle pas en fait christique ? En effet, trois termes reviennent sans cesse dans les écrits de Steiner (et de ses successeurs) pour qualifier leur religiosité :
  • La méthode scientifique de Steiner doit le conduire à une vision du Christ cosmique. Il est Sauveur : ce vers quoi l'homme doit guider ses pas ; il est institution et non événement. S'excluant d'elle-même des religions orthodoxes, l'anthroposophie ne reconnaît pas d'Églises, de dogmes, d'autorités humaines supérieures à celle du Christ.

    «Ce qui est un événement pour chaque homme en particulier, ce qu'il peut ressentir en lui comme la naissance de son Moi supérieur, eut lieu pour l'humanité entière historiquement, quand le Christ Jésus apparut en Palestine (...) une société libre sera le reflet matériel d'une libération devenue nécessaire pour les esprits ; car, sans cette libération intérieure de l'individu, l'âme ne trouvera pas de nouveaux chemins vers le Christ 79».

  • L'Orient occupe une place essentielle dans les mystères de Steiner. En cette fin du XIXe siècle, la révolution des transports lança des ponts entre les différentes civilisations. Les nombreux voyageurs en Asie ramenèrent des vieux écrits orientaux. Tous les ésotéristes furent sensibles à la pensée du bouddhisme. Totalement subjugués, il inventèrent des filiations secrètes entre les deux continents.

  • La réincarnation, reconstruction du modèle hindou, permettait, selon Steiner, une "meilleure compréhension de la destinée humaine".

    «Le Karma est inséparable d'un élargissement d'horizon qui découvre la succession des vies terrestres dans lesquelles chaque esprit humain réalise sa destinée. Jamais le destin d'un individu ne pourra s'expliquer par sa seule vie actuelle. Autant expliquer une graine sans parler ni du fruit qui l'a fait naître, ni de la future plante qui germe en elle 80».
L'oeil non averti ne peut que se perdre dans cette forêt d'influences, de références. Où est la synthèse entre le Christ, Manès, Bouddha, l'Orient, la science, la foi ... ?

Le rosicrucianisme intègre tous ces paramètres. Simone Rihoüet-Coroze rapporte cette anecdote :

«Au mois de décembre, Steiner s'adresse à un groupe de membres pour rechercher avec eux une forme sociale qui permette de continuer un courant spirituel très précis, celui de la Rose-Croix 81.

L'anthroposophie se rattache donc au courant rosicrucien. Les différents mouvements Rose-Croix ont en commun la volonté d'améliorer l'homme et la société. Les buts de ces chrétiens ésotériques se résument en une quête de la plénitude dans la compréhension des lois cosmiques régissant l'univers et une réintégration de l'homme à Dieu sur le plan individuel et collectif. Le livre présumé de Valentin Andréa, Les noces chymiques de Christian Rosenkreutz, écrit au XVIIe siècle, précise les nombreuses méthodes utilisées par l'initié rose-croix. Ce dernier a des connaissances sur la transmutation des métaux, l'art de prolonger la vie et possède une perception extra-sensorielle des choses cachées, pratique l'alchimie et la magie. Le rose-croix doit travailler, pendant de longues heures, en s'aidant du langage des symboles, à édifier sa pierre philosophale (spirituelle et matérielle), élixir de longue vie. Une ascèse rigoureuse jalonne la vie d'un rose-croix. C'est la médecine totale du corps et de l'esprit. L'âme habite le corps. L'individu a pour devoir de l'entretenir, de le purifier par divers exercices : longue respiration, alimentation surveillée ... Le mysticisme, vécu non comme un état contemplatif mais comme une "science", doit conduire l'homme à la porte de la "science universelle harmonique".»

L'anthroposophie relève donc d'un christianisme ésotérique fortement influencé par la pensée rosicrucienne. Elle propose un contre-modèle de société basé sur des expériences métaphysiques et développé par un immense système d'activités. Rejetant le matérialisme, elle accompagne quelques initiés sur le chemin de la préparation d'un monde à venir.

Partout, dans toute l'Europe, naquirent de nouveaux mouvements. L'Occitanie assista ainsi à l'éclosion d'entités ésotériques. Parmi elles, se distingua une nouvelle fraternité : l'Église gnostique. Elle plongeait ses racines dans la profondeur du temps et la pluri-sécularité d'une Tradition chrétienne. La gnose chrétienne confronta plusieurs générations de chrétiens, Pères de l'Église et polémistes gnostiques : Valentin, Basilide, Clément d'Alexandrie ... Cependant, qu'entend-on par gnostique ?

«Le gnostique est l'homme de la connaissance. Et cette connaissance lui apporte le salut. Il sait d'où viennent les humains, comment l'étincelle spirituelle qui est en eux est tombée dans le monde du sensible, comment le salut passe par la remontée de l'étincelle spirituelle hors de la chair et du monde. Le gnostique sait que le monde est mauvais, fait par le Dieu des Juifs, Dieu inférieur, Dieu créateur. Il sait qu'au-dessus d'un Dieu juif est le Dieu Silence ou Abîme, qui procure le salut à celui qui accède à sa connaissance. Il sait aussi que Jésus a été envoyé par ce Dieu pour montrer aux étincelles spirituelles le chemin de la remontée hors de la chair. C'est dans ce but que le Sauveur Jésus, être spirituel, a pris une apparence humaine, sans réellement s'incarner : il n'a pas réellement souffert et il n'est pas réellement mort 82».

Imprégné des paroles des "gnostiques historiques", Jules Doinel fonda, vers 1896, l'Église gnostique. Jules Doinel dit Valentin II, premier patriarche de l'Église, fut appelé par Jésus et par Guilhabert de Castres :

«C'est l'Eon Jésus lui-même qui m'imposa les mains et me sacra évêque de Montségur» (...). C'est Guilhabert de Castres qui parlait et voici ce qu'il nous disait : «nous sommes venus à vous du cercle du plus loin empyrée. Nous vous bénissons (...). Toi, Valentin, tu fonderas l'Assemblée du Paraclet et tu l'appeleras l'Église gnostique» 83

La vie de cette Église était rythmée par des rites bien précis. Des messes auraient été célébrées à Montségur.

Il est bien plus intéressant d'étudier la composition de l'Église gnostique. Le départ de Jules Doinel provoqua la scission de la structure en deux mouvements. En 1907, Jean Bricaud dit Jean II créa l'Église catholique gnostique tandis que Léonce Fabre des Essarts dit Synesius inaugurait en 1909 une Église gnostique moderne. Elle connut un grand succès et reçut le soutien (spirituel il s'entend) de grands ésotéristes de l'époque :

René Guénon : Issu d'une famille catholique, cet admissible à l'agrégation de philosophie resta longtemps fidèle à son Église originelle tout en poursuivant une activité maçonnique débordante. Ne put-il jamais s'adapter à son temps ? Il tenait un discours de glorification envers l'Orient, Orient qui l'initia (école de Shankarâchârya). L'échec de sa thèse sur les doctrines hindoues à l'école pratique des Hautes-études et son rejet grandissant des loges l'amenèrent à se convertir à l'Islam et à partager les derniers moments de sa vie avec un groupe soufiste du Caire.

Paul Sédir : Sa doctrine, fondée sur l'Évangile se résume en une tentative d'union directe à Dieu par la simple prière et l'aide aux autres, par la foi en l'attention que Dieu porte à la Terre, visitée parfois par des messagers que certains appellent "maîtres".

Albert de Pouvourville : «Initié au taoïsme alors qu'il était militaire en Indochine, il se fit l'apôtre de la conversion de l'Occident aux spiritualités extrême-orientales».

L'Église gnostique s'éteignit rapidement. Elle résuma, admirable syncrétisme, les grands traits de caractère de l'ésotérisme dixneuvièmiste :
  • le rejet du matérialisme mais avec la volonté de réconcilier foi et raison ;
  • le choix d'un mode de vie spirituelle reposant sur des rites symboliques d'où la proposition d'une nouvelle société à venir ;
  • le lien filial avec l'Orient ;
  • l'attachement au christianisme.
Mais l'Église gnostique rappelait surtout le souvenir du catharisme. Elle formait l'expression la plus visible et la plus détonante d'une historiographie du catharisme, qui, au tournant des deux siècles, s'offrait aux inquiétants fantasmes des hommes.

Le catharisme a subi les outrages du XIXe siècle. De l'Histoire de la guerre contre les Albigeois d'Antoine Quatresoux de Parctelaine (1833), violent pamphlet anticlérical, aux Albigeois devant l'Histoire de Joséphine Protche de Viville («L'analogie qui existe entre communards du XIIIe siècle et socialistes du XIXe siècle, permet de savoir gré à l'Église et aux chrétiens du Moyen-Âge des efforts qu'ils ont fait pour vaincre des perturbateurs aussi dangereux que ces hérétiques ...»), l'historiographie du catharisme se nourrit, à satiété, au XIXe siècle, de toutes ces affabulations. Cependant, un homme domina ce siècle : Napoléon Peyrat. Le pasteur ariégeois biffa de ses traits de génie tous les littérateurs, historiens et autres écrivains de ce siècle. La figure de Napol le Pyrénéen ne peut, tout d'abord, se départir du pog de Montségur. Il l'a magnifié, sacralisé, sanctuarisé. La parution de l'histoire des Albigeois suscita un énorme engouement pour Montségur. Ce dernier tint alors place de symbole du catharisme.

«Montségur est le sanctuaire, la forteresse et le sépulcre des albigeois. Son nom domine tout l'horizon de cette histoire (...). Montségur était oublié depuis 600 ans (...). Je résolus de visiter le berceau de notre tribu et le tombeau de notre patrie (...). Avant d'écrire le martyrologue des albigeois, j'allais chercher l'inspiration historique sur la montagne sainte, dans les nuées (...). Salut, m'écriais-je en sanglotant, porte sainte, maison des Purs, demeure des Parfaits, sanctuaire de l'Évangile et de la Patrie romane ! Et tombant à genoux, je collai mes lèvres sur ce seuil foulé par les pieds de tant de héros et de martyrs (...). Montségur est notre Capitole Sauvage ! Montségur est notre tabernacle aérien ! l'arche qui recueillit les débris de l'Aquitaine sur la mer de sang. Il est grand et saint, plein de mystère et de merveille ! ... 84

La prodigieuse puissance verbale de Napoléon Peyrat agit, comme un aimant, sur les consciences. Il sut susciter l'émotion, la douleur, l'extase. Toutefois perçut-il Montségur comme un lieu historique ou comme un site d'une poésie absolue favorable à l'expression romantique d'une identité personnelle ou collective ?

Montségur mythifiée, Peyrat mit toute la force de son discours dans la diabolisation des adversaires des Parfaites et des Parfaits. Ses écrits influencèrent une génération d'historiens, d'érudits et initièrent un débat aujourd'hui conclu : la croisade est-elle une lutte religieuse ou politique ?

Selon Peyrat, Rome est responsable, Rome est coupable.

«Les loups de France et les chiens de Rome hurlent dans les vallons du Midi. Ils cherchent à dévorer la brebis mourante de Toulouse. Voyez ces vautours au bec retors, au crâne chauve, au ventre blanc et aux ailes noires, à la mine basse et féroce : ils décrivent des cercles sinistres sur Montségur ; ils flairent des cadavres ; ils cherchent des sépulcres ; ce sont les oiseaux de Dominique qui fondent sur la colombe plaintive du Thabor (...). Dominique est le Simon de Montfort de la prédication 85».

Les écrits de Napoléon Peyrat ne connaissent pas de demi-mesure. Cette vision, souvent "manichéenne" du conflit, se traduisit par une éloge des cathares. Face aux «délateurs, aux spoliateurs, aux bourreaux (dont les) paroles vertes de fiel et rouges de sang ne sont pas plus admissibles que les blasphèmes d'Hérode et de Caïphe contre le Christ», il dressa, magnifique, la liste de ses aïeux et chanta leur immortalité.

La question des origines du catharisme remontait, bien avant Napoléon Peyrat, dans le temps. En effet, dès l'achèvement du conflit, les inquisiteurs utilisèrent le manichéisme pour dénoncer l'hérésie. Dans son manuel de l'inquisiteur, Bernard Gui les nomma "manichéens des temps modernes". D'autres, au contraire, proclamèrent avec fierté, l'origine "orientale" du catharisme. Napoléon Peyrat n'écrivit point que le catharisme était issu du manichéisme. Il lut plutôt, dans ce dernier, une résurgence gnostique, l'éclat du johannisme. Le catharisme n'était pas un simple gnosticisme. Il a cristallisé les influences qu'il a subies et les a sublimées dans ce que Peyrat appela une "théosophie". Transcendés par la pureté de leur foi ("des ultra-chrétiens"), ils se rattachaient à la Tradition grecque par Platon et Pythagore, à la Tradition orientale par leur gnosticisme («Ils étaient des grecs-orientaux (...). Ils n'étaient pas manichéens, ou ne l'étaient, comme tous les gnostiques, que comme adorateurs de Mani, ou Saint Esprit, et non comme sectateurs de l'hérésiarque penseur ...»). Bref, les "cathares peyratiens" s'inspiraient d'illustres aînés et avaient tissé leur propre doctrine, sublimation de celle de leurs ancêtres.

«Le manichéisme ancien, caché, fugitif, persécuté, n'avait jamais pourtant quitté les Gaules. Il y reçut, comme un flot d'alluvion de l'esprit oriental qui le rajeunissait le gnosticisme ramené d'Orient par les croisés d'Aquitaine et les moines de Sicile. Le catharisme arrivé en Occident, sous sa forme pure, par Venise, venant de Bulgarie, avec Nicétas ; et sous sa forme mitigée par la Calabre, venant de Grèce, avec Joachim de Flore. Mais avec Joachim ou Nicétas, il n'était, à divers degrés, que l'expression de l'héllénisme platonicien et johannite, envahissant le monde latin (...). La religion de l'Esprit consolateur et purificateur (...) doit remonter aux premiers jours du monde. Avant le Christ, dont il fut comme l'aurore, le catharisme a projeté ses rayons dans les brames de l'Inde, les mages de Perse, les ésséniens de Judée et chez les grecs, dans Pythagore et dans Platon. Après le Christ, ainsi que tous les gnostiques, c'est de Platon qu'il précède pour la pensée et de Pythagore pour la morale, conservant dans l'Orient d'en haut, son rayon vierge ; rayon céleste et langue grecque (...). Alexandrin d'origine, il se distingue du néo-platonisme en rejetant toutes les mythologies, les traditions orphiques, homériques, olympiennes, pour se rattacher par St Jean au Christ (...). Gnostique, il se sépare des autres gnostiques, en rejetant les Eons, les Apraxas, les diagrammes, les nombres cabalistiques, et du manichéisme persan, en reposant son dualisme de l'esprit et de la matière, son éternité du mal, ses restes de mazdéisme. Zoroastre lui est aussi antipathique que Moïse 86».

Napoléon Peyrat, homme des filiations ? De l'Église johannite au protestantisme, le sang s'est mêlé à l'Esprit ...

L'Histoire des Albigeois, pour ne citer que l'oeuvre la plus célèbre de Peyrat, a légué des idées-clefs aux générations suivantes sur le catharisme. Le sens de la filiation a été ouvertement exprimé. Il a redonné vie au catharisme. En soutenant la validité historique de la filiation du valdéisme-catharisme et du protestantisme, il a insufflé un nouveau souffle. Le phénomène cathare ressurgit de ses cendres. Son destin appartient désormais au futur.

Enfin, Napoléon Peyrat coucha sur des pages encore vierges de toute poésie le dernier acte de son testament : l'imagination. Tous s'inspirèrent de ce legs. L'imagination s'identifiait à une méthode historique. L'histoire se transforma, alors, pour certains émules du pasteur, en une grande épopée mythique où la recherche n'était plus archivistique mais création de l'esprit. Et Napoléon Peyrat incarna, bel et bien, l'apogée paroxystique du romantisme historico-poétique méridional de la fin du XIXe siècle ...

Ainsi, le décès du pasteur n'emporta pas les cathares dans un nouvel oubli. Au contraire. La légende s'empara de leur simple et digne histoire. Les Bonnes Femmes et les Bons Hommes, déjà emportés au Moyen-Âge par le flot tumultueux des événements, ne furent plus les maîtres de leur propre histoire. Les inquisiteurs du XIVe siècle avaient annoncé la mort du catharisme. Peyrat leur a-t-il redonné vie ? Bien sûr, il n'y avait aucune volonté du pasteur d'opérer une énième métempsycose du catharisme. Ce serait méconnaître la pensée peyratienne de la résumer en un néo-catharisme. Dans son esprit, le catharisme historique était enterré avec le dernier Parfait. Seule sa spiritualité résidait. Elle échappait aux temps et aux dogmes. Elle était éternelle. Elle toucha, ainsi, grâce divine, l'esprit de la Réforme. Le discours de Napol le Pyrénéen véhiculait l'idée d'une historicité de la spiritualité cathare. Des Ariégeois aux Audois, des Protestants aux Vaudois, tous sont, dans l'esprit du natif des Bordes-sur-Arize, les héritiers d'une seule histoire : le catharisme idéal.

Napoléon Peyrat eut des descendants, continuateurs plus ou moins fidèles. Il eut ses détracteurs. Il y eut, aussi un "hors Peyrat". Quelles furent, alors, les différentes perspectives d'études sur le catharisme en cette fin du XIXe siècle ?

«Ô Peyrat sans ton Histoire, nous ne serions pas encore réveillés,et les Aïeux, en notre mémoire ne seraient levés» écrivit Prosper Estieu. Signe d'une filiation intellectuelle, les félibres ont toujours exprimé un éternel remerciement de gratitude à celui auquel Auguste Fourès adressa ce vers : «Aco's tu, gran Aujol, mestre a l'amo giganto 87». Le félibrige n'a, toutefois, pas attendu Napoléon Peyrat pour éclore. Il trouva, dans les écrits du pasteur ariégeois, la voix qu'il espérait universelle. Le collaborateur d'Auguste Fourès et de Louis-Xavier de Ricard à l'almanach de la lauseto, de 1876 à 1879, fut rapidement élevé à la hauteur d'un mythe. L'idée du catharisme peyratien et le personnage lui-même se mêlèrent pour former un idéal, une quête félibréenne. Le félibrige, défenseur de la langue d'Oc, mit au jour un albigéisme moderne, savante alchimie de catharisme et d'occitanisme. Poésie et Histoire chevauchaient fantastiquement sur les chemins de l'Histoire.

La première génération, contemporaine de Peyrat, lança ses éclairs poétiques sur l'Église catholique :

«Nous voulons, tous deux, les mêmes choses, et, j'en suis sûr, par les mêmes moyens : le relèvement de la patrie romane, défigurée et calomniée, par la liberté et dans la liberté. Il y a en vous l'héroïque ardeur albigeoise. Je vous l'envie. Vous descendez sûrement des faidits et des parfaits qui ont défendu notre nationalité contre le catholicisme ; et j'ose l'espérer, vous regrettez, comme moi, qu'un malentendu historique ait poussé certains félibres à chercher le relèvement du Midi méridional, et avec des hommes qui représentent la force exécrable par laquelle ont été déracinés nos liberté 88» et «Quoiqu'en effet les félibres républicains soient rares, je crois cependant que l'on pourrait, dans le félibrige, trouver un groupe assez important en recueillant naturellement les protestants et les pasteurs opposés aux menées cléricales (...). Je veux prouver que notre peuple est essentiellement républicain, et qu'il doit tous ses malheurs, la perte de son indépendance et de sa liberté, au catholicisme et à la monarchie 89».

Ce catharisme ou ce "non-catharisme" des félibres rouges reflétait un contexte politique national. La croisade se posait comme l'arme la plus redoutable de lutte contre le cléricalisme.

La génération suivante (troisième et quatrième) marcha dans les pas des ancêtres en maintenant leurs préceptes et dans les pas du grand aïeul en glorifiant Montségur. Le mouvement, à l'initiative, notamment de Perbosc et Estieu, évolua et colora ses propos de plus de littérature. Ce fut, aussi la création de l'Escolo de Mountsegur et de son organe, la revue Mount-Segur (1896-1899) qui devint Mont-Segur (1901-1904). Les mots, les vers ne suffisaient plus à construire une identité. Ils devaient se réincarner en s'incarnant dans des corps réels. Le temps d'une pièce de théâtre, le catharisme s'immiscait, de nouveau, dans l'existence des gens d'Oc. On chanta Les Hérétiques, opéra d'Hérold en 1905, on se souvint des Albigeois, drame en cinq actes de Bonhomme et d'Escoffier et de Ramon de Pereihl, drame en trois actes de Prosper Estieu ...

Les cathares, lointains et mystérieux ancêtres, devinrent des compagnons quotidiens des luttes politiques. Le catharisme se politisa, se rebella : le citoyen cathare ? La crise de 1907 permit son apparition. La Loire distingua, de nouveau, un Sud généreux, tolérant, cultivé d'un Nord, barbare, sauvage, ignare. La répression du Gouvernement Clémenceau fut entendue comme une insulte à l'identité occitane, comme une résurgence de la croisade. L'article de la Dépêche du 20 juin 1905, bien avant la révolte des vignerons, inaugura la longue liste des discours :

«De gaieté de coeur, les représentants du Nord, dignes descendants de Simon de Montfort et de ses barbares guerriers, viennent de décider la destruction économique du Midi ... Cette destruction, pour être plus lente et d'aspect moins violent que celle des Albigeois produira les mêmes effets : la désertion dans nos campagnes, l'affreuse misère avec son cortège de privations et de douleurs dans nos villes. Même si le gouvernement était intervenu énergiquement en faveur du Midi, ainsi que c'était de son devoir, il n'eût pu amener une majorité pour une aussi juste cause, tant la haine du Nord contre le Midi est persistante quoique latente 90».

Le catharisme servit souvent d'exutoire à la société. Il refléta ses maux, ses passions, ses angoisses... La fin du XIXe siècle laissa apparaître une passion française de l'ésotérisme. Le catharisme subit son influence. Jean-Louis Biget parle d'une fusion des deux. Il a raison car l'ésotérisme tendit au catharisme. Il se transforma en cénacle d'initiés, discutant dans un langage abscons de mystères et de révélations. Il s'éloigna du milieu populaire et s'élitisa. Montségur, capitale des félibres, devint centre du Graal. Wagner, en écrivant Parsifal, renoua avec les écrits de Wolfram von Eschenbach, de Chrétien de Troyes. Les érudits s'interrogèrent : où est le Graal ? Est-il à Montségur ou à Montsalvatche ? Le pog du Pays d'Olmes se mua en temple ésotérique. Joséphin Peladan adopta la légende wagnérienne et reconnut en Montségur le Montsalvat de Lohengrin et de Parsifal. Il s'autoproclama, même, Sâr (roi) descendant des monarques de l'Assyrie. De plus, «il abandonna en 1891 les "papusiens" pour se proclamer grand-maître d'une Rose-Croix catholique éphémère ... 91».

Le catharisme demeure, au début du XIXe siècle, un sujet brûlant. De la contribution catholique à l'apport occitaniste, des thèmes fédérateurs ou de discorde, se distinguent :

Tel un dogme, les origines gréco-orientales du catharisme ne pouvaient être discutées. Il s'enracine dans le manichéisme (glorieusement pour certains, hérétiquement pour d'autres) et dans la philosophie grecque. Platon, Pythagore devinrent les Pères de cette haute lignée.

Les cathares étaient-ils chrétiens ? La discussion enflamma les lieux du savoir. Charles Schmidt, le professeur strasbourgeois, auteur de l'Histoire et doctrine de la secte des cathares ou albigeois écrivait :

«Quelque heureux que nous eussions été de trouver les cathares en accord avec notre foi et de les défendre contre les accusations de leurs adversaires, nous avons dû nous soumettre avant tout à la vérité (...) nous devons reconnaître aussi combien le système a été contraire à la religion chrétienne et à la véritable philosophie».

À l'opposé, quelques années plus tard, Napoléon Peyrat lui répondit :

«Étaient-ils chrétiens ? (...). Le gnosticisme aquitain pourrait même être réduit à une sorte d'origénisme plus éthéré. Pensée du Christ, brûlée par St Jean, sur l'autel alexandrin de Platon, le catharisme formait une espèce de théosophie qui s'échappait des évangiles, comme un parfum, par le haut, par l'idéal, par l'infini (...) l'albigéisme peut être considéré comme une évolution nouvelle du christianisme Albigeois, t. I, Paris, Fisbacher, 1880.')">92».

Outragé, dévié, manipulé, le catharisme était, au début du XIXe siècle, une langue universelle. Il servit toutes les causes. Montségur, symbole du phénomène cathare, ressemblait à une demeure dont les portes auraient été ouvertes à tous les vents.



 
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